En ce début d’année 2024, l’actualité des normes comptables et financières connaît plusieurs avancées notables :
- la nouvelle obligation pour les collectivités territoriales d’annexer un état financier de l’effet environnementale de leurs dépenses d’investissement, premier pas vers un “budget vert” ;
- l’objectif de réduction de 30% en quatre ans de l’écart entre les dépenses vertes et mixtes et les dépenses brutes de l’État,
- l’entrée progressive en application de la directive CSRD pour les plus grandes entreprises européennes qui doivent désormais présenter une information extra-financière relative à leur performance au regard de normes environnementales et sociétales.
Dans ce contexte, le cadre général des finances publiques demeure déconnecté des enjeux posés par l’urgence de la transformation écologique de nos territoires. Qui plus est, les crédits consacrés à la transformation écologique sont les premiers à être affectés par les mesures de réduction budgétaire.
Pour le Lierre, plusieurs chantiers méritent d’être instamment ouverts afin d’apporter un peu de cohérence et d’efficacité à l’action publique. Nous les présentons dans cette note du groupe de travail « Finances vertes » du Lierre. Sa rédaction a mobilisé une dizaine de personnes travaillant au sein de la fonction publique d’État au niveau central et déconcentré et de la fonction publique territoriale.
Cette note est la troisième d’un cycle sur « la transformation écologique des services publiques », ouvert par les notes « L’hôpital à l’heure du nouveau régime climatique » et « Politiques culturelles et sobriété : quel rôle pour la puissance publique ? ».
Cette note a fait l’objet d’un article sur Acteurs publics le 27 février 2024 (pour les abonnés) ainsi que dans l’Express le 5 mars 2024 (en accès libre).
Retrouvez cette note en accès libre ci-dessous, dans une version téléchargeable, ou en version texte plus bas.
Contexte
En ce début d’année 2024, l’actualité des normes comptables et financières connaît trois avancées sensibles.
Dans le domaine des finances publiques locales, les collectivités et les groupements de plus de 3 500 habitants ont désormais l’obligation d’annexer à leurs comptes annuels un état financier présentant l’effet environnemental de leurs dépenses d’investissement, premier pas vers la constitution d’un “budget vert”. Ils pourront en outre identifier et isoler la part de leur endettement liée au financement des investissements de transition écologique (articles 191 et 192 de la loi de finances).
La loi de programmation des finances publiques 2023-2027 ajoute un objectif de réduction en quatre ans de 30 % de l’écart entre les dépenses vertes et mixtes et les dépenses brunes de l’État. Elle demande au gouvernement de présenter chaque année au Parlement, avec l’éventualité d’un débat, une stratégie de pluriannuelle des financements de la transition écologique et de la politique énergétique nationale.
Parallèlement, la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) entre progressivement en application, à commencer par les plus grandes entreprises européennes qui devront désormais présenter, accompagnant leurs comptes annuels, une information extra-financière relative à leur performance au regard de normes environnementales, sociétales et en matière de gouvernance. Elle s’ajoute à l’application de la taxonomie verte européenne qui classifie et standardise les activités économiques contribuant à la réalisation d’objectifs environnementaux. L’action publique est interpelée au moins à deux titres par cette lame de fond. D’une part par les enjeux de régulation et de sanction du risque de greenwashing, et d’autre part par le fait que le champ des finances publiques est resté en retrait et a devant lui un long chemin à parcourir.
Le cadre général des finances publiques demeure déconnecté des enjeux posés par l’urgence de la transformation écologique de nos territoires. Qui plus est, les crédits consacrés à la transformation écologique sont les premiers à être affectés par les mesures de réduction budgétaire. Plusieurs chantiers méritent d’être instamment ouverts afin d’apporter un peu de cohérence et d’efficacité à l’action publique.
Propositions d’action :
I. Trajectoire pluriannuelle des finances publiques et urgence écologique : sortir du déni
Le constat est aujourd’hui celui d’une totale dissonance cognitive, au niveau national (comme, d’ailleurs, au niveau européen), entre d’une part les outils de trajectoire des finances publiques (engagements européens, loi de programmation des finances publiques – LPFP – et lois de finances) et d’autre part les engagements internationaux de la France en matière climatique, ainsi que ses stratégies nationales (bas carbone en particulier). Cette dissonance pose la question de la hiérarchie entre les différentes normes juridiques qui ont pour objet d’anticiper les équilibres de demain.
Il est impossible de retrouver dans la trajectoire pluriannuelle des finances publiques les modalités de financement des besoins d’investissement nécessaires à la réduction des gaz à effets de serre évalués globalement, pour les secteurs public et privés, à 70 Md€ supplémentaires par an pour la France par le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz (2022) – dont 34 Md€ portés par des acteurs publics.
La loi de programmation des finances publiques est essentiellement construite au regard de la trajectoire de la dette. Si la maîtrise de la dette publique demeure indispensable, qui plus est dans un contexte de remontée des taux d’intérêt élevés, les termes dans lesquels est posé ce débat relèvent du paradoxe.
Celui-ci élude le fait que la dette est entretenue par un déséquilibre permanent entre recettes et dépenses publiques au service, certes, de notre modèle social, mais aussi d’un système productiviste qui aggrave la vulnérabilité écologique de notre pays. Ce déséquilibre résulte de la croyance, commode et toujours réaffirmée politiquement, quoique démentie par les faits, que les déficits d’aujourd’hui permettront l’avènement d’une croissance continue du PIB, dans un monde pourtant fini, susceptible de résoudre la dette publique. Il est aussi construit par la volonté d’alimenter un narratif de baisse indispensable des dépenses publiques, sans alternative et sans débat possible sur les choix à opérer en matière de niveau et de qualité de service public, ou de mise en commun des biens et services essentiels.
Le rapport sur l’impact environnemental du budget de l’État annexé aux projets de loi de finance, qui classifie les dépenses budgétaires entre dépenses “vertes” et “brunes” selon que leur impact est favorable ou défavorable, devrait en théorie permettre de prioriser des dépenses. Le ratio entre les dépenses brunes d’une part et vertes et mixtes d’autre part devra être réduit de 30% d’ici 2027.
L’exercice semble encore imparfait :
- de nombreuses dépenses publiques (subventions, masse salariale ou dépenses liées à la commande publique) demeurent classées comme « neutres » au regard de leur effet, ce qui n’est pas toujours justifié ;
- les dépenses de fonctionnement sont cotées uniquement (et discrètement) en exécution : les dépenses « brunes » de carburants, d’achat de véhicules thermiques ou de gaz sont en augmentation[1] et ne sont pas intégrées aux débats budgétaires ;
- d’autres dépenses de politiques publiques sont considérées dans leur ensemble et par défaut favorables ;
- les six axes mobilisés[2], qui sont pertinents, n’intègrent pas un axe relatif à la santé, pourtant essentiel ;
- enfin, le cadre d’analyse n’intègre pas le levier de la sobriété de l’action publique.
Surtout, il ne permet en rien d’évaluer dans quelle mesure les pouvoirs publics sont sur la bonne trajectoire pour atteindre les objectifs de financement de la transition nécessaires pour respecter nos engagements, faute de référentiel établi auquel rapporter les dépenses annuelles, ni d’apprécier la « performance » de la dépense : les outils choisis sont-ils les plus efficaces pour réduire les émissions ou atteindre les objectifs définis en matière de ressources ou de biodiversité ? Le gouvernement devra désormais présenter annuellement une stratégie pluriannuelle des financements de la transition écologique et de la politique énergétique nationale… qui devra être compatible avec les lois de programmation sur l’énergie et le climat, et donc en théorie avec le cadre prédéfini de la LPFP.
« Mais l’estimation de la dette qui sert de boussole à la programmation des finances publiques ne reflète ni notre dette écologique au regard de la préservation ou de la restauration des écosystèmes, ni la dette de notre inaction au regard des adaptations qui seront indispensables face au réchauffement climatique. »
Cette « dette grise », elle, s’accroît d’année en année.
Une LPFP élargie pourrait construire, en complémentarité et même en substitution partielle, une trajectoire de désendettement environnemental, en s’appuyant sur la SNBC. Elle porterait une planification pluriannuelle des investissements nécessaires à la transition et serait déclinée annuellement en objectifs de dépense verte pour chaque mission et programme de l’État. A défaut, si la future stratégie en reste à un niveau d’agrégation très large des dépenses par grand acteur public, il sera impossible de l’utiliser comme étalon pour s’assurer que les budgets annuels respectent les trajectoires indispensables. Dès lors, le sous-financement et la non-tenue de nos engagements sont quasi-assurés. Le degré de détail de ce document (par exemple par filières et acteurs) et son caractère prescriptif sont donc des enjeux cruciaux.
Surtout, l’État doit cesser d’ignorer le fait que la majeure partie des dépenses nécessaires à cette trajectoire relèvent de la maîtrise d’ouvrage des collectivités locales. À cet égard, le démantèlement de la fiscalité locale au cours de la dernière décennie a été un non-sens. Les tentatives de définir un « objectif annuel de dépense public » n’ont pas de pertinence. L’annonce d’une mission visant à proposer des réformes institutionnelles d’un supposé mille-feuille territorial, fait retomber les relations entre l’État et les collectivités dans le régime de la défiance réciproque. Ces annonces hors-sujet distraient les acteurs institutionnels de l’objectif principal, qui devrait être de renforcer la cohérence entre la dépense publique locale et les stratégies environnementales.
II. Favoriser la montée en puissance des budgets verts et des programmations de financement pluriannuelles dans les collectivités et leurs groupements
Le bilan de l’expérimentation des budgets verts par plusieurs grandes collectivités[3] montre les avantages que peut en tirer un exécutif local. La diffusion de la budgétisation verte dans le monde local ouvre une dynamique positive. Le risque est cependant réel que ce nouvel outil, dont l’objet devrait être de favoriser le débat local sur l’orientation des dépenses, demeure décorrélé de l’urgence écologique.
Parmi les conditions de réussite de l’appropriation de l’outil figure la question de son périmètre. Celui-ci doit s’entendre de manière élargie, c’est-à-dire concerner non seulement la présentation du compte administratif mais aussi, dans les prochaines années, le processus budgétaire en tant que tel, afin d’éclairer les arbitrages en amont et réorienter les dépenses. La démarche pourrait également être l’occasion de revitaliser les débats d’orientation budgétaire, souvent réduits à un exercice de style sans visée stratégique, en proposant une perspective pluriannuelle conforme à la future planification écologique territorialisée. Comme pour l’Etat, ce point est essentiel pour s’assurer d’une trajectoire financière cohérente avec les objectifs de transition.
La qualification des dépenses en vertes ou grises ne devrait pas s’arrêter aux seules dépenses d’investissement – tel que le prévoit la loi de finances – mais aussi catégoriser les dépenses de fonctionnement, dont celles de subvention et d’aides, en particulier s’agissant des subventions aux entreprises et des dépenses de fonctionnement fortement impactantes (achats de carburants, dépenses d’énergie, achats de véhicules ou d’équipements numériques).
Un budget vert doit pouvoir être décliné dans la programmation pluriannuelle des investissements (PPI) des établissements, qui pourtant est un document de nature administrative, comme l’ont d’ores et déjà expérimenté plusieurs grandes collectivités. Un budget vert doit également concerner les budgets annexes, qui concernent parfois des enjeux stratégiques comme ceux de la mobilité, des déchets et les engagements en matière d’aménagement.
Il est souhaitable que ces démarches ne se limitent pas à une dimension carbone mais touchent également les aspects de biodiversité, et notamment de consommation des sols et de préservation des espaces non imperméabilisés, sur la base d’une analyse d’impact.
Une démarche de budgétisation verte doit pouvoir s’articuler avec les stratégies locales de décarbonation ou d’aménagement durable des territoires, que ce soit à l’échelle d’une commune, d’une agglomération ou dans le cadre des COP régionales. Pour cela, elle doit pouvoir s’appuyer sur des indicateurs physico-comptables chiffrés et déclinés suivant une évolution pluriannuelle.
L’utilisation d’indicateurs financiers comme les ratios existe déjà de manière contraignante pour les collectivités. Les ratios financiers, en particulier d’endettement, constituent un cadre normatif pour le budget annuel des collectivités locales. Des ratios d’analyse financière élargie pourraient être davantage adoptés pour encadrer les processus budgétaires. Les outils comptables pourraient permettre de développer une comptabilité en flux physiques et non plus seulement financiers. Ainsi, un bilan environnemental intégrerait au passif les « emprunts » sur l’environnement. Pourrait être imaginé un ratio « dette environnementale » / capacité d’auto-financement (CAF), dont le dépassement serait un motif de nullité du budget. Un ratio d’objectif de décarbonation ou un plafond de proportion de dépenses « brunes » pourraient être fixés pour valider en interne une PPI. D’autres ratios d’analyse financière élargie pourraient compléter la lecture de ce budget, par exemple, pour le bloc communal, l’évolution de la surface de voirie ou d’artificialisation.
III. Le secteur public doit se réapproprier son cadre comptable
Les élus locaux se trouvent toutefois démunis pour consolider et utiliser une information financière fiable sur le caractère écologique ou non des dépenses réalisées. Une solution qui semble plus simple et plus logique serait d’améliorer la comptabilité fonctionnelle, qui, en dépit de ses défauts actuels en termes de lisibilité notamment, a le mérite de déjà exister et pourrait être améliorée. Un toilettage, voire une refonte et un enrichissement, de la nomenclature fonctionnelle permettrait de mettre en œuvre plus facilement les nouvelles dispositions de comptabilisation des investissements introduites dans le PLF 2024. La même chose pourrait être envisagée pour la nomenclature par nature, ce qui permettrait de redécouper des natures ou des fonctions de telle sorte que l’état annexe relatif aux investissements verts se constituerait automatiquement.
Indépendamment, les avancées de la directive CSRD pour le secteur privé rendent indispensable, en miroir, une réflexion sur le modèle comptable applicable aux entités publiques. Il est significatif que les acteurs publics soient très souvent en retard au regard de leur obligation de production d’un bilan des émissions de gaz à effet de serre. Outre la question des états financiers annexes, ce débat serait l’occasion de réfléchir à l’articulation entre les enjeux environnementaux et, notamment, les règles de constitution de provisions (par exemple pour intégrer les coûts à venir de dépollution ou de désartificialisation) et de durées d’amortissement (notamment pour qu’elles soient compatibles avec un principe de sobriété).
De manière inexplicable, ce débat est encore à l’état de jachère en France. La nécessité d’entretenir une forte cohérence entre les normes comptables du secteur public et les normes définies au niveau international pour l’ensemble des entreprises s’est transformée en une logique d’alignement systématique, si bien que les spécificités du service public et la notion d’intérêt général ne sont pas prises en considération.
Le processus de certification des comptes dans le secteur public est lui-même en voie de privatisation. Les recommandations pour confier la certification des comptes des collectivités locales les plus importantes aux grands cabinets de commissariat aux comptes témoignent d’un renoncement à ce que l’intérêt général soit considéré lors de l’identification des lacunes comptables. Les mêmes cabinets auraient ainsi, demain, le monopole de la détermination de l’information environnementale annexée aux comptes des collectivités.
À ce titre, il est urgent que soit affirmée la dimension régalienne de la définition de la norme comptable, à tout le moins lorsqu’elle est publique.
Un signal fort serait de repenser les missions du conseil de normalisation des comptes publics en ce sens, et notamment de remplacer, au sein de ses instances, les commissaires aux comptes aujourd’hui en place par des magistrats financiers et des représentants de l’inspection générale de l’environnement et du développement durable.
IV. Prévenir un risque d’instrumentalisation de la dette publique locale par les institutions financières
L’identification d’une partie de la dette comme étant liée à des dépenses écologiques pose un problème majeur. Son objet est d’identifier notamment, en amont, des projets susceptibles d’être financés par des outils financiers comme les « obligations vertes » (green bonds). De nombreuses banques incitent les collectivités à basculer vers un financement par projet, alors que les collectivités n’ont pas grand-chose à y gagner puisque, paradoxalement et à l’exception de certains produits de la Caisse des dépôts, il n’y a aujourd’hui aucune bonification de taux. L’intérêt est surtout pour les banques de mieux répondre à leurs propres obligations de reporting extra-financier dans le cadre de la directive CSRD. Cela représente un financement indirect de l’amélioration des bilans des organismes financiers par les efforts des collectivités. Les emprunts, pour leur immense majorité, servent l’ensemble des projets d’une collectivité de manière indéfinie. La meilleure valorisation par les établissements financiers de ce qu’ils finançaient déjà risque de se substituer à la nécessité de réorienter une part conséquente de leurs financements, en particulier en direction du secteur privé, au profit de la transition écologique et ainsi de participer à une activité de greenwashing.
À ce sujet, ces outils de financement « vert » pourraient conduire, par obligation réglementaire, à un taux de financement plus favorable au profit des collectivités, ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent.
Une dette verte calculée sur la base des projets « verts » n’a par ailleurs de sens que si elle peut dans un second temps être traitée différemment dans les ratios financiers, par exemple en sortant la dette verte du numérateur de la capacité de désendettement. Le débat existe d’ailleurs, au niveau européen, à propos des critères de Maastricht.
[1] En 2021, 1,7 Md€ de dépenses de fonctionnement sont ainsi considérées comme ayant eu un impact défavorable, pour 0,8 Md€ de dépenses favorables.
[2] Atténuation du changement climatique ; adaptation ; gestion des ressources en eau ; déchets-économie circulaire ; lutte contre les pollutions de l’eau, de l’air et des sols ; préservation de la biodiversité.
[3] Ce bilan a été réalisé par I4CE : https://www.i4ce.org/publication/budgetisation-verte-retours-dexperience-des-collectivites/