Notre tribune dans Le Monde sur les « problèmes sournois » et l’amélioration de nos processus de décision collectifs

Les chercheurs Claude A. Garcia, membre du Lierre, et Silvio O. Funtowicz éclairent, dans une tribune au « Monde », sur la spécificité des « problèmes sournois » qui apparaissent notamment dans les prises de décisions publiques, en matière écologique et sociale. Ils plaident pour une évolution de nos processus de décision collectifs au service d'une meilleure qualité de la décision collective.

Les chercheurs Claude A. Garcia, membre du Lierre, et Silvio O. Funtowicz éclairent, dans une tribune au « Monde », sur la spécificité des « problèmes sournois » qui apparaissent notamment dans les prises de décisions publiques, en matière écologique et sociale.

En France, le concept est peu connu. Qu’est-ce donc qu’un problème sournois et en quoi est-il différent des autres ? Prenons deux exemples. Nous sommes allés sur Lune alors que la forêt amazonienne continue de reculer. La lutte contre la déforestation est un problème sournois. Aller sur la Lune est simplement compliqué. Quelle est la différence ?

La définition de l’un était posée par un président charismatique. Celle de l’autre est contestée par des pans entiers de la population en Amérique latine pourtant directement concernés. Un problème sournois est caractérisé par l’absence de consensus sur la définition même du problème. Faute d’un accord sur la définition, il est illusoire d’espérer une solution pour le résoudre. Alors que les autres problèmes appellent des solutions, les problèmes sournois, eux, requièrent des processus de délibération.

Renoncer à une quête stérile de la certitude

L’erreur est d’aborder un problème sournois comme on tente de résoudre un problème compliqué. Une erreur que les décideurs politiques, les fonctionnaires, les experts et les citoyens épuisés ne cessent de commettre.

Nous savons que les affirmations sur le futur n’obéissent pas à la logique classique mais sont contingentes et que certains postulats vrais sont indémontrables. La science appliquée se veut objective et neutre sans arriver à l’être. Les experts s’avèrent biaisés et dogmatiques, parfois malgré eux.

Dans le monde de la décision, lorsque les enjeux sont élevés et les incertitudes irréductibles ou non mesurables, lorsque les valeurs qui guident la décision sont contestées et que les décisions sont urgentes, il nous faut abandonner les approches classiques. Il nous faut renoncer à une quête épuisante et stérile de la certitude pour rentrer dans le domaine de la science post-normale.

Le concept de science post-normale a émergé dans les années 1990 grâce aux travaux de Funtowicz et Ravetz pour mieux répondre aux problèmes environnementaux, sociaux et économiques contemporains. Il s’agit d’inclure d’autres voix – scientifiques, experts, décideurs, représentants de la société civile et membres du public – dans le processus de décision. Non pas pour construire un consensus probablement inatteignable, mais pour élargir la base de connaissances et d’expériences sur laquelle fonder les décisions.

Une nouvelle forme de débat démocratique

La représentation nationale ne joue pas ce rôle car représenter le peuple aujourd’hui est une profession à part entière. Si l’on y rentre par une multitude de voies, le temps que l’on porte l’écharpe nous place à l’écart des autres.

Dans la pratique, la science post-normale implique une participation active et informée des parties prenantes à toutes les étapes du processus de décision – car c’est bien de décision qu’il s’agit. Cela inclut la définition des problèmes, ainsi que la prise de décision et la mise en œuvre des actions. Cette approche encourage la coproduction de connaissances et la communication pour mieux comprendre les enjeux, les solutions potentielles et se préparer collectivement aux surprises qui ne manqueront pas de se présenter.

En reconnaissant les problèmes sournois pour ce qu’ils sont, et en impliquant les parties prenantes dans le processus de décision comme le propose l’approche de la science post-normale, nous pouvons transformer la prise de décision collective et jeter les bases d’une nouvelle forme de débat démocratique. L’expérience de la convention citoyenne pour le climat montrait la voie. Pourtant elle n’a pas abouti. Car il reste un écueil.

En 1969, la sociologue américaine Sherry R. Arnstein (1930-1997) publie un article qui analyse la participation citoyenne dans les processus de décision et propose une échelle avec huit niveaux de participation croissante. A chaque barreau de cette échelle, les participants gagnent en pouvoir et en contrôle. L’échelle commence au plus bas, avec des tentatives de rééducation et de manipulation pour arriver vers l’autogestion et la délégation de pouvoir en passant par la consultation et l’apaisement.

Une concertation qui dégénère en conflit

Monter le long de l’échelle de participation entraîne des coûts qui deviennent rapidement prohibitifs – et les risques de manipulation de l’opinion publique à grande échelle sont réels. Il n’est pas toujours utile ni même souhaitable d’être au plus haut de l’échelle de participation, mais cela doit être communiqué, compris et accepté. Un découplage entre les aspirations des participants et le niveau visé par les organisateurs ou encore une dissonance entre le niveau de participation annoncé et le niveau réalisé mettent à mal la légitimité du système de prise de décision et l’acceptabilité de ces décisions.

Les lecteurs feront d’eux-mêmes les parallèles avec les processus de décision en France ces dernières années – depuis le grand débat citoyen jusqu’aux tout derniers développements sur la réforme des retraites.

Au début de la crise des « gilets jaunes », le premier ministre Edouard Philippe avait twitté [le 4 décembre 2018] : « J’ai la conviction (…) que quand on met des Français de bonne volonté autour d’une table et qu’on travaille sérieusement, on trouve des solutions. »

Nos résultats expérimentaux montrent, hélas, que cette conviction n’est vraie qu’une fois sur deux, et que, même dans 10 % des cas, la concertation dégénère en conflit où toutes les parties prenantes sont perdantes.

Comprendre et intégrer ces trois concepts – la nature des problèmes sournois, la nécessité d’ouverture que demande la science post-normale et la transparence que permet l’échelle de participation – améliore la qualité de la décision collective. Pour faire évoluer nos processus de décision collectifs. Pour comprendre ces nouvelles formes d’engagement collectif sans se faire manipuler par des promesses populistes.

La complexité du monde est telle qu’elle dépasse les capacités mêmes des meilleurs d’entre nous. Apprenons à mieux décider ensemble.

Claude A. Garcia, écologue, est membre du Lierre et professeur à l’université de sciences appliquées de Berne (Suisse),
Silvio O. Funtowicz, philosophe des sciences, est professeur au Centre d’étude des sciences et des humanités de l’université de Bergen