« Comment réaliser enfin la transition écologique de l’Université ?  » 

Gilles Lhuilier, professeur de droit à l’École normale supérieure de Rennes et membre du Le Lierre, formule 3 propositions pour accélérer la transition écologique des universités avec, notamment, une implication appuyée des étudiants.

Dans le cadre de la collaboration entre Le Lierre et le Département Droit Économie Management de l’École normale supérieure de Rennes, le directeur du Département, le professeur Gilles Lhuilier analyse les blocages juridiques et formule des propositions pour engager la transition écologique de l’Université.

Le Lierre et l’association UBIDEM de l’Ens de Rennes ont par ailleurs lancé ensemble les “Conférences de l’Anthropocène”, dont la programmation (en construction) est disponible ici : https://dem.ens-rennes.fr/actualites/conferences-de-lanthropocene

Retrouver cet article paru le 30 novembre 2022 sur le site Acteurs publics et en PDF ci-dessous.

Le constat est unanime : L’Université française ne s’est pas mise en transition. Les six missions que le droit donne à l’Université a l’article L123-2 du code de l’éducation sont autres que la transition écologique ! C’est donc le droit administratif qui s’oppose à ce que les universités se mettent en transition et réalisent leur transition écologique et sociale.

Comment faire alors pour mettre l’université en transition ?
Il faut réaliser pour les établissements publics – et plus particulièrement les universités- ce que la loi Pacte du 22 mai 2019 a déjà fait pour les sociétés privées : Les sociétés doivent désormais (hard law) prendre en compte « l’intérêt social » c’est-à-dire les profits à redistribuer aux actionnaires mais aussi les « enjeux sociaux et environnementaux » qui peuvent générer des coûts qui vont diminuer ces mêmes profits !

Évidemment, une université n’est pas une entreprise, et surtout nous en savons aujourd’hui bien plus sur ce qu’est la transition et ses dimensions techniques, sociales, écologiques, industrielles, territoriales, et démocratiques. Il existe désormais une nécessaire acceptation sociale du changement que la « loi » seule ne peut réaliser sans l’assentiment des assujétis[1].
Voici trois propositions qui s’inspirent des pratiques existantes des acteurs de la « transformation », qu’ils soient étudiants tel le collectif Effisciences, fonctionnaires tel le réseau Le Lierre, chercheurs tel le réseau Intelligence environnementale, ou universités tel l’ENS Rennes[2]. Elles pourraient contribuer à formaliser la nouvelle politique de madame la Ministre de l’ESR qui le 20 octobre a exprimé son souhait d’une « prise en compte de la transition écologique dans les stratégies globales des établissements »[3].

Proposition 1 : Ajouter une 7e mission à l’Université dans le Code de l’éducation

Cette 7e mission serait ainsi formulée « contribuer à la transition énergétique et écologique (TEE) en pilotant des expériences d’innovation écologique et sociale grâce a des contrats territoriaux de transition permettant la transformation de l’industrie et des services, en partenariat avec les entreprises et les collectivités territoriales (article L123-2 du code de l’éducation).

La transformation écologique de l’université est un processus complexe qui ne peut se réduire à un « enseignement » de la transition par des universitaires aux étudiants ! Voici l’erreur de la « Proposition de loi nº 2263 relative à la généralisation de l’enseignement des enjeux liés à la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et aux changements climatiques dans le cadre des limites planétaires », qui manque totalement sa cible. Comme son titre l’indique, cette proposition se limite à « l’enseignement », et ne prend en compte ni la recherche, ni les relations de l’Université avec son écosystème[4].  

C’est qu’en effet la transition ne s’enseigne pas ! Et qu’un « enseignement » -tout seul- ne réalisera pas la transformation écologique de l’université.

La transition est un processus démocratique « d’interactions » qui mêle à la fois la recherche, la formation, l’innovation, les territoires, les entreprises, les populations. Franck W Geels et Derk Loorbach ont théorisé ces interactions en trois niveaux[5] Au premier niveau, les « niches » sont un lieu d’innovation et d’expérimentation, à côté du système établi. Pour se généraliser, ces innovations doivent être intégrées dans le deuxième niveau, les « régimes », c’est-à-dire les règles et normes qui orientent les comportements, assurent la stabilité́ du système et son inertie. Ces deux niveaux sont encastrés dans un troisième niveau, le « paysage », c’est-à-dire l’environnement externe et la territorialisation. Ce sont les pressions/interactions exercées -simultanément- par ces trois niveaux qui peuvent entrainer des transitions.

Voici pourquoi le « contrat territorial de transition » a pour fonction de créer les 3 niveaux nécessaires à la transition : des « niches » c’est-à-dire expérimentations/ innovations réalisées dans des « fab lab » mais liées aux « régimes » que sont les rapports institutionnels (universités, entreprises, territoires), ces dernières associant les populations, le « paysage ». Les parties aux contrats territoriaux seront donc, sur un site territorial telle une région :

  • Des établissements d’enseignement supérieur du territoire (un consortium entre une école d’ingénieur, une ENS et une ou plusieurs universités sur un site) et, nationalement une maison des sciences de l’anthropocène.
  • Des entreprises du site (soit des pôles de compétitivité, soit les associations représentatives des employeurs, tels le MEDEF, départementaux, soit directement des entreprises innovantes).
  • Les collectivités locales (soit la région, soit la ville chef-lieu de département), en charge aussi de l’association des populations locales aux innovations.

Le pilotage national des contrats serait réalisé par un préfet à la transition.  Il cordonnera les contrats territoriaux de transition pour assurer le lien avec les filières économiques nationales mais aussi les contrats territoriaux de relance et de transition écologique (CRTE), assurant ainsi la diffusion nationale des innovations.

Proposition  2 : Préciser par un décret d’application comment des « innovations écologiques » peuvent être expérimentées dans le cadre de ces  « contrats territoriaux de transition ».

Il s’agit d’organiser concrètement des « fab-lab » de recherche à impact écologique. Ces laboratoires sont un « laboratoire virtuel » qui permet la mise en relation des parties -universités, entreprises, collectivités territoriales en s’inspirant des expériences de fab lab[6] .

Les universités doivent en effet non pas seulement réaliser leur « transformation écologique » mais surtout contribuer à la transition écologique et énergétique (TEE) en participant à l’innovation technologique et sociale des entreprises et des collectivités locales et à l’acceptation sociale des nouveaux modèles économiques durables dans les territoires. Industries, services, agriculture, transport, énergie, bâtiment sont les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre et qui contribuent le plus au dépassement des 9 limites planétaires.  Ces industries ne sont pas des activités abstraites mais incarnées par des acteurs économiques et situées dans des territoires. La transition écologique ne sera ainsi effective que par une dé-carbonisation des industries et des services qui s’accompagnerait d’une relocalisation sur le territoire français de chaines de valeur circulaires, créatrices de richesses. Recherche, écologie, économie et territoires sont ainsi intimement liés, et les contrats de transition ont pour objet de faciliter et d’organiser le rapprochement des universités, des entreprises, et des collectivités locales.

Les élèves des écoles d’ingénieurs et des ENS, les étudiants des universités seraient associés à ces fab lab, et l’enseignement serait alors un enseignement « clinique » qui se substituerait en partie aux cours « magistraux » et aux « TD ». J’ai décrit dans un rapport pour la mission droit et justice ce modèle « global » d’enseignement né à Harvard et Mac gill, pratiqué depuis dans toutes les grandes institutions universitaires dans le monde[7].

L’élève, dans ces formations, consulte des documents sur un site ou sur le net, entre en interrelations avec l’enseignant, réalise un travail collaboratif en petits groupes, entre aussi en interrelations avec des tiers (professionnels, chercheurs, populations), apprécie les faits et la diversité des droits/connaissances existants, apprend les pratiques de chercheurs ou de politique publique auprès de ceux qui les pratiquent, réalise ces pratiques en opérant des choix, rédige des documents et parfois les expose oralement, lors de simulations de situations professionnelles. Et il tente ainsi de répondre à une demande sociale. Ces nouvelles pratiques d’enseignement du droit ont en commun de placer l’élève au cœur de l’enseignement, en lui donnant les moyens d’être l’acteur de la situation d’enseignement en « interactions » avec d’autres acteurs en une véritable répétition de la vie professionnelle.

Proposition 3 : Transformer les missions de la Maison des sciences de l’Homme pour en faire la Maison des sciences de l’Anthropocène.

La Maison des Sciences de l’Homme a été créée pour aider à l’internationalisation des sciences sociales françaises, et diffuser l’épistémè du global. Si elle a eu un rôle très important depuis un demi-siècle dans les sciences sociales, les universités se sont désormais internationalisées, et l’épistémè dominant n’est plus le global mais l’anthropocène. La question n’est plus la pluridisciplinarité mais l’interdisciplinarité obligée par une transition sociale et écologique qui mêle intimement sciences sociales et sciences de la nature. Une Fondation maison des sciences de l’homme, fortement dotée (10 millions de budget annuel, 100 salariés) et qui a joué un rôle essentiel pour promouvoir l’épistémè du global dans les SHS, serait essentielle pour aider à transposer les objets de recherche et les méthodes interdisciplinaires de l’Age de l’anthropocène dans une Université par nature disciplinaire.

L’épistémè de l’anthropocène n’est en effet que la mutation de l’épistémè du global qui a fait que l’homme y est devenu l’acteur prépondérant de tous les systèmes.  Ce qui caractérise l’anthropocène, c’est en réalité cet rapport hommes/nature qui fait apparaître l’«Anthroposphère», un réseau planétaire global qui engendre de manière imprévisible des interactions entre des systèmes  humains ou naturels souvent très distants. La conséquence est qu’aucune des sciences de l’environnement (sciences de la Terre, de la vie, de l’homme et de la société SDE) ne peut rendre compte à elle seule de cette complexité[8]. L’interdisciplinarité est donc une nécessité absolue. L’ « homme », les sociétés ne sont que l’une des composantes d’un même écosystème, à l’âge de l’anthropocène.

Il reste à rendre « effective » la TEE dans l’université, ce qui passe par des mesures concrètes d’application et non une simple loi qui ne sera pas appliquée et qui n’aura pas d’effets dans le réel, comme c’est malheureusement le plus souvent le cas en matière de transition écologique.


[1] Les études sur l’acceptation sociale du changement sont nombreuses, et les études sur les réformes de l’enseignement supérieur en particulier montrent l’échec de lois non « acceptées » socialement. Voir exemple le numéro dédié à la « conduite du changement » de la Revue Trimestrielle de l’Association Française des acteurs de l’éducation, juin 2022/2, n°174. 

[2] Voir par exemple, la conférence de l’anthropocène de l’ENS de Rennes qui réunissait ces trois collectifs http://www.ens-rennes.fr/actualites/mobiliser-la-recherche-scientifique-et-l-action-publique-face-a-l-ecological-turn-299185.kjsp?RH=1412169140861 ). J’ai présenté ces trois propositions qui s’inspirent aussi de la réforme du département DEM de l’ENS de Rennes a la fin de la conférence (Minutes 2 :20.00). 

[3] Voir aussi la circulaire du 24 septembre 2022 , DGRI, sur la l’adaptation du plan de sobrité a la

[4] Ce projet » en date du 25 septembre 2019 a été renvoyé à la Commission des affaires culturelles et de l’éducation et semble oublié depuis.

[5] Cf. schéma infra, in Geels, F.W., ‘Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: A multi-level perspective and a case-study’, Research Policy, n°31, 2002 ; voir aussi Loorbach, D.,Transition “Management: new mode of governance for sustainable development”, 2007 ; et particulièrement clair : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Théma%20-%20Transition%20-%20Analyse%20d%27un%20concept.pdf )

[6] cf. bpi France https://techinfab.bpifrance.fr/#/home , FMSH, http://www.fablab-lex.fr/

[7] Voir Lhuilier, G. , http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/les-pratiques-innovantes-de-formation-des-professionnels-du-droit-vers-un-modele-global/

[8] Robert Chenorkian par exemple a conçu dans l’Institut écologie et environnement (INEE) du CNRS un dispositif global d’interdisciplinarité : les Observatoires hommes-milieux). Voir « Conception and implementation of interdisciplinarity in the Human-Environment Observatories (OHM, CNRS) », https://doi.org/10.1051/nss/2021003.