Résumé
La croissance demeure le gouvernail des politiques économiques et sociales. Si l’existence d’externalités négatives est reconnue, les décideurs se contentent le plus souvent de soutenir la croissance verte. Or, historiquement, la croissance s’est toujours accompagnée d’un accroissement de notre consommation énergétique et de matière. L’adhésion aux promesses de la croissance verte et de la technologie souligne une compréhension incomplète des cycles énergétique et socio-économique. Une croissance verte « neutre ou faible en carbone » relève du mythe et occulte le concept de sobriété, qui invite à penser de manière systémique nos modes de vie et notre rapport à l’environnement.
Pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050, il existe trois leviers : la substitution des énergies fossiles par des énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et la sobriété. Pour autant, cette approche n’est ni ordonnée, ni systémique et, dans le récit dominant, la sobriété est absente ou mal comprise. Avant de penser à l’efficacité ou au déploiement des énergies renouvelables, il est nécessaire de réfléchir en premier lieu aux usages de l’énergie par la société. Les ressources étant en partie limitées, consommer ou produire moins pour certains peut permettre à d’autres de consommer et de produire suffisamment. C’est aussi un moyen d’éviter les conflits liés à l’énergie et notamment à l’extraction des ressources. Le concept de sobriété fédère cette exigence et concilie lutte pour la préservation de l’environnement et contre les inégalités.
Interroger les besoins, c’est les hiérarchiser. Prioriser ceux qui sont vitaux, puis essentiels, tout en limitant ceux qui relèvent du superflu ou du nocif. La sobriété pousse donc à questionner les besoins et, à travers eux, notre rapport au temps, à l’espace, à ce qui nous entoure, à la technique. Elle remet en cause certains habitus individuels ou collectifs. Elle convoque une réflexion plus profonde de nos modes de vie individuels et surtout collectifs, ainsi que le fonctionnement de nos sociétés dont l’économie n’est qu’un instrument à leur service. Elle n’est pas une adaptation à la marge. Si, aujourd’hui, la sobriété demeure le parent pauvre des politiques publiques, c’est parce qu’elle contraint à une analyse systémique et pluridisciplinaire sur différents horizons temporels des volumes produits et consommés. En conséquence, elle implique la redéfinition profonde et transparente de l’organisation économique et sociale, donc du contrat social.
Popularisée en France par l’association négaWatt dès les années 2000, la sobriété est désormais considérée comme un point de passage obligé de la transition écologique par l’ensemble des scénarios de prospectives publiés récemment en France – RTE, ADEME, négaWatt, Solagro, IDDRI. Dans son dernier rapport[i], le GIEC consacre un chapitre entièrement dédié à la demande de services et aux aspects sociaux de l’atténuation dans lequel la notion de « sufficiency policies » (politiques de sobriété) est introduite.
Pour autant, ce concept de sobriété a longtemps été mal compris[ii], sans doute volontairement tant elle n’apparait pas compatible avec le récit dominant de la croissance verte. Si elle renvoie d’abord aux questions énergétiques, la sobriété dépasse largement ces seules préoccupations. En effet, par le besoin d’ordonner la manière de penser la transition, ce concept ouvre à des changements davantage collectifs qu’individuels. En interrogeant les usages de l’énergie, elle renverse des rapports institués et questionne nos sociétés
modernes.
[i] Rapport AR6 WG III : Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change (ipcc.ch)
[ii] Sur la polysémie de la notion de sobriété, voir « Sobriété : la fin du mythe de la croissance ? », par Dominique Méda (nouvelobs.com).
Les auteurs
- Julien Bueb est Docteur en Sciences économiques, spécialisé en économie de l’environnement et des matières premières. Il a travaillé dans différentes administrations centrales et a suivi les sujets liés à la macroéconomie, la planification et la transition socio-écologique et la géopolitique. Il intervient, en outre, à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il pilote le séminaire « transition écologique et Anthropocène », et à l’ENS en géopolitique de l’environnement.
- Julien Fosse est Docteur en Biologie et inspecteur en chef de santé publique vétérinaire. Il a occupé différents postes en administration centrale sur les question d’agriculture, de transition écologique, de prospective et de recherche. Il est chargé d’enseignements en géopolitique de l’environnement au Centre de formation sur l’environnement et la société de l’École normale supérieure et membre du Comité d’orientation du Lierre.